Beaucoup, et des meilleurs, ont écrit sur l’origine de la misaine, et ces mêmes ont perdu temps et argent sur des chemins évasifs à la recherche de sa source en gâchant quelquefois de manière dispendieuse ce qui leur restait de jeunesse, dans les poussières cultivées de sombres bibliothèques, au lieu d’en consacrer plus efficacement le fragile reliquat à manier des bateaux, rafistoler des bordées, coudre des voiles, ou boire des coups d’alcool de malt de bons faiseurs, sans parler du relevage jouissif de casiers pleins de ce que la côte d’Armor offre encore avec générosité, à savoir le homard bleu, l’araignée habile ou le placide tourteau. Tous ces efforts semble-t-il, sans apporter vraiment à la chose nautique des éléments de connaissance déterminants. Pour y ajouter mes «two cents», je me dois de vous relater l’anecdote suivante.
J’ai eu la chance l’autre soir de rencontrer dans un de ces sympathiques bistroquets qui tapissent gaiement le fond des ports, un vieil homme à l’air tout à fait au fait d'étymologie et qui expliquait à tout venant, à condition d’être régulièrement abreuvé de certaines bières, le tout dans un parlé chuintant mais audible, l’alfa et l’oméga de la culture maritime. Il donnait les termes, précisait sans hésitation leurs origines, leurs trajets, leurs terminaisons, amenait à propos fortes et judicieuses anecdotes, et citait avec minutie les prénoms et noms de fameux marins, encore que beaucoup ne m’étaient pas connus, mais j’avoue être en ce domaine peu renseigné. Profitant d’un instant de son silence, je lui posais la question de l’origine de la misaine, et notre aimable homme répondit promptement, preuve s’il en était de la vivacité intacte, malgré l’heure et l’alcool, de son esprit.
« Le mot de misaine, et la voile qu’il définit vient curieusement d’une occupation aussi éloignée de la chose maritime que peut l’être le crêpe dentelle ou la culture truffière».
Et là, il s’arrêta pour absorber une large gorgée de liquide ambré et mousseux, profitant de l’instant pour s’assurer d’un circulaire coup d’œil de l’intérêt naissant de son auditoire. Rassuré sur ce point, il continua.
« Il faut descendre quelques siècles après le sermon de Bouddha Shâkyamuni sur le pic des vautours pour aborder l’affaire : Bouddha là pour ses disciples utilisa un mode d’enseignement original, en touchant l’esprit par le chemin serein de la conscience. Ce mode prit le nom de : Chan. Parti d’Inde, traversant Chine puis Corée, ce chan s’installa au Japon dans de nombreux monastères et prit la dénomination de 禅, dont la romanisation donna le mot zen».
Sur ces doctes et sans doute très asséchantes paroles, mon éloquent causeur finit sa pinte, en commanda une autre qu’il étrenna d’un vigoureux mouvement du coude, fit claquer sa langue satisfaite et poursuivit enfin son récit.
« Dans ces monastères, de jeunes moines aux crânes sans cheveux, portant cape de coton rouge cachou, pratiquaient, sous l’œil aimable de maîtres vénérables, une forme particulière de zen, le zachan, ou zazen, c’est-à-dire la méditation assise. A l’entrée de la vallée du bourg de Tôkyô, se trouvait un de ces monastères, précisément celui de San Sushi. Celui ci était bâti en amont de la petite citée entre deux molles collines peu boisées, juste au bord de l’unique chemin menant au bourg. Cette installation avait l’avantage de donner du jardin une vue merveilleuse sur la vallée, un peu plus bas, d’accueillir les voyageurs venant ou se rendant à Tôkyô, et d’offrir à cette occasion la possibilité de les rançonner plus ou moins violemment pour arrondir les fins de mois difficiles de tout bon monastère. L'inconvénient était qu’il y soufflait parfois le Haïkû, vent semi-céleste qui, venant de l’île de Honshû, passant par ce couloir naturel pour aérer la bourgade, transportait par temps volcaniques les cendres du fameux mont Fuji. Ces cendres avaient la terrible réputation d’être formidablement abrasives. Dans toute la région, lorsqu‘elles sentaient dans les airs le premier souffle du Haïkû, les jeunes beautés locales tout de go se terraient au plus profond entre futons et tatamis pour cacher à l’érodant zéphyr leur délicat minois, alors que les grand-mères au contraire sortaient profiter de ce divin et gratuit lifting. Les jeunes moines de San Sushi, lors de la pratique du zen en plein air, avaient pris quant à eux le pli de s’en protéger le visage en attrapant dans leur poing fermé un coin de leur cape, puis levant le bras tendu à une cinquantaine de degrés au dessus de leurs têtes, dirigeaient habilement la fragile étoffe bordée ferme pour s’offrir un écran efficace sans cesser de pratiquer la méditation avec une concentration devenue relative. De cette concentration en effet, le maître sérénissime et vieux se rendit vite compte qu’il s’en évaporait une bonne dose, voire la moitié - attentifs qu’étaient alors les moinillons à s’appliquer à bien prendre le vent - mais, transformant habilement cette contrainte en opportunité, il accepta l’attitude, et nomma sagement cet état : demi chan, ou demi zen. Cette posture, demi zen, fut rapidement traditionnelle et s’intégra pleinement à l’enseignement des moines. Une bonne maîtrise de la cape devint d’ailleurs un des éléments essentiels de l’enseignement à San Sushi, car outre qu’il apprenait des rudiments d'aérodynamique, il permettait de garder intacte à la peau des adeptes l’éclat naturellement safrané et soyeux de leur teint japonais».
Mon homme fit alors une pose nécessaire à l’élaboration d’un rot de moyenne puissance, en profita pour absorber le reste de son verre, en commander le suivant, en indiquant toutefois honnêtement du doigt sur le compte de qui le porter, et, tout ceci fait, de poursuivre.
« Au XVI eme siècle, les premiers négociants portugais, brillants et téméraires navigateurs, passant évidemment par San Sushi pour commercer à Tôkyô, purent observer la pratique des moines et la curieuse manipulation, lors de méditations demi zen, de l’étoffe de leur cape cachou. L’un deux, Alphonso de Gamosa s’en inspira pour voiler une petite embarcation destinée à pêcher le chaetodon nippon le long des côtes : quelques planches taillées en canot, un modeste mât, une petite drisse pour monter en tête dudit mât un bout de bois ourlé d’une voile carrée, une écoute, c’est tout. Le succès fut immédiat : non seulement l’installation était aisée, mais la conduite de l’embarcation à certaines allures restait efficace et sa pratique à toutes étonnement sereine. Il appela le gréement : demi zen, ainsi qu’il avait entendu par le vieux maître nommer cette attitude. Ce type de gréement se multiplia rapidement sur toute la côte, puis se développa en Europe et jusqu’en Bretagne. A la révolution, on retira du nom le ci-devant «de», n’en restait plus que «mi zen». La pratique de la lecture globale acheva la transformation de l’orthographe qui devint celle que l’on connaît aujourd’hui, à savoir : misaine. Voilà, monsieur, comme je viens de vous la conter, la véritable histoire de la misaine.»
Là dessus, il finit son verre, en reprit un autre, réfléchit un moment, puis murmura :
« Ah! la misaine, belle voile… j’ai connu jadis une misaine bien roulée…».
Je n’écoutais pas la suite, je le quittais, me désargentais sévèrement pour payer les bières, et partis rapidement pour retranscrire chez moi le plus exactement possible ce monologue. Pour la vérité historique, je vous laisse juge…
Alain de l’amicale des misainiers du Trégor